Savez-vous qui a inventé la signification moderne du mot “retraite” ? Un philosophe, et pas n’importe lequel. La manière dont il l’évoque fait d’ailleurs mieux comprendre l’opposition des Français à la réforme présentée aujourd’hui au Parlement.
C’est Michel de Montaigne qui a donné au terme de “retraite” son sens actuel. Auparavant, le mot désignait le fait de quitter un endroit (par exemple dans l’expression “battre en retraite”). Mais en 1570, celui qui était parlementaire à Bordeaux décide de laisser tomber sa charge et de se retirer définitivement dans son petit château. Il a 38 ans – à l’époque, c’est vieux. Mais Montaigne profitera bien de sa retraite, puisqu’il aura le temps de rédiger ses Essais avant de disparaître en 1592.
Non seulement Montaigne est le premier retraité conscient de l’histoire, mais il pose des mots qui résonnent toujours. Dans un chapitre du livre I des Essais, intitulé “De la solitude”, le néo-retraité assume son choix : “C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie.” Ce n’est pas qu’il critique ou méprise l’engagement dans la sphère professionnelle, l’action collective, la fierté du travail bien fait, la reconnaissance qu’on en tire. Mais la vie est faite, selon lui, de deux parts tout aussi indispensables : l’implication dans les affaires du monde et l’attention exclusive à soi ainsi qu’à ses proches.
Montaigne est conscient du fait que le temps est compté. Ainsi, “puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nous-mêmes”. Très inspiré par le stoïcisme à cette époque, il considère qu’il doit se préparer au grand départ, tisser ensemble, en lisant, en réfléchissant, en écrivant, les fils de son existence. Il ne prétend pas que sa manière d’occuper ses dernières années soit meilleure que d’autres. Mais c’est la voie qu’il a choisie.
Reste que “ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite”. Pour certains d’entre nous – et j’en fais partie –, la perspective d’arrêter définitivement de travailler est trop angoissante. Sans cadre, sans contraintes, le risque est grand de décrocher et de s’effilocher. C’est pourquoi, précise Montaigne, “il y a des complexions plus propres à ces préceptes de la retraite”. Elle est plus difficile pour “les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent de toutes choses, qui s’offrent, qui se présentent et qui se donnent à toutes occasions”. Mais elle sied parfaitement à un tempérament comme le sien, “qui ne s’asservit ni s’emploie pas aisément”.
Avant de lire cette page des Essais, je ne comprenais pas complètement la réticence d’une grande partie de nos concitoyens à la réforme des retraites proposée par Emmanuel Macron : pourquoi sacraliser cette antichambre de la mort si nous avons encore le désir et la force de continuer de travailler ? Je saisis mieux : il ne s’agit pas tant de se reposer, de s’occuper de ses petits-enfants ou même de voyager librement, que de savoir qu’il existe un temps, sanctuarisé, et pas trop tardif, où l’on peut “n’épouser rien que soi”. Car, poursuit Montaigne, “la plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi”, au lieu de s’aliéner à la nécessité, à l’excitation de l’action, ou encore au bon vouloir de ses employeurs.
Certes, Montaigne était suffisamment à l’aise pour ne pas réclamer une pension à l’État. C’est pourquoi il a pris sa retraite si jeune. Mais il a parfaitement exprimé, je crois, le besoin existentiel d’avoir, enfin, un temps rien qu’à soi.
À suivre.