UN BON LIVRE SUR LA RELATION PATHOLOGIQUE DE L'OCCIDENT MODERNE AVEC LE VIVANT, LA VIOLENCE ET LA MORT
L'animal et la mort : Chasses, modernité et crise du sauvage est un livre d'une intelligence rare, et ça fait du bien par les temps qui courent. Publié cette année par l'anthropologue Charles Stépanoff, spécialiste des peuples autochtones de chasseurs-éleveurs de Sibérie, cet ouvrage est le fruit d'une longue enquête menée deux années durant dans les campagnes françaises, auprès des chasseurs et des paysans.
Extrait :
« Le cas des animaux domestiques en Occident est éclairant car il permet de comprendre que l’attitude de bienveillance protectrice a été dans certains cas une condition préalable à l’avènement de l’exploitation industrielle, plutôt qu’une réaction à son encontre. On verra dans ce livre que c’est parce que le sentiment de compassion et l’intolérance au sang se sont répandus au XVIIIe siècle dans les élites sociales que la dissimulation des abattoirs, le grand enfermement des animaux et la mécanisation de la violence au XIXe siècle ont été à la fois nécessaires, possibles et rentables économiquement. En quittant les fermes et les rues des villes, la violence s’est désocialisée, mécanisée et démultipliée.
Deux formes originales de traitement aux animaux se sont ainsi généralisées à une époque récente. D’un côté, l’animal de rente, éloigné des habitations humaines, désocialisé dans des bâtiments industriels, est réduit à une fonction productive : tel est l’animal-matière. De l’autre, l’animal de compagnie est nourri, intégré à la famille humaine, toiletté, médicalisé, privé de vie sociale et sexuelle avec ses congénères, rendu éternellement immature par une castration généralisée : il est l’animal-enfant. Si ces deux traitements, animal-enfant et animal-matière, peuvent sembler foncièrement antagonistes, il appartient à l’anthropologie de comprendre par quelles relations historiques, quelles interdépendances économiques et quelles affinités ontologiques ils sont en réalité nécessairement complémentaires. L’accès en masse des chiens et des chats au statut d’animaux de compagnie, confinés dans des habitations humaines où ils ne peuvent plus se nourrir par eux-mêmes, a été rendu possible par l’industrialisation de leur alimentation et la baisse des coûts de production de la viande. Nous nourrissons nos animaux-enfants de la chair et du sang de nos animaux-matière. La déshumanisation des conditions de vie de nos anciens animaux de ferme n’est pas en contradiction avec la personnification de nos animaux de compagnie, elle en est la condition de possibilité. »